Muito interessante_
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Le renouveau de la puissance aérienne russe
Introduction
Au moment de l’éclatement de l’URSS, les forces aériennes soviétiques comptaient 211
régiments d’aviation, plus de 10 000 aéronefs (dont environ 7 000 avions de combat et
avions de combat pour l’instruction) ; les forces de défense anti-aérienne disposaient de
3 000 avions pour 70 régiments. L’aviation de la Marine de guerre disposait de plus
d’un millier d’aéronefs, tandis que l’aviation de transport militaire en comptait 700.
L’aviation à long rayon d’action comptait près de 160 Tu-160 et Tu-95, en plus d’un
grand nombre de Tu-22M2/M3 bombardiers de théâtre. 4 000 hélicoptères servaient
l’ensemble des branches des forces armées. Les pilotes volaient en moyenne 100 à 120
heures par an. Les technologies aéronautiques russes avaient fini par se rapprocher
qualitativement de leurs équivalentes occidentales, voire, selon certains experts, les
surpasser dans certains domaines1.
Les forces aériennes russes (VVS, Voenno-vozdouchnye sily) ont été officiellement créées
le 7 mai 1992. Elles ont hérité d’environ 40 % des matériels2 et de 65 % des personnels
des anciennes forces aériennes soviétiques3, ainsi que de 50 % des bases aériennes de
l’ex-URSS4. Elles ont perdu l’unité unique de Tu-160 de l’URSS et son régiment
d’avions ravitailleurs Il-78, restés sur le territoire de l’Ukraine. Les aérodromes et les
bases les mieux équipés étaient situés, dans les années de Guerre froide, dans les
républiques constituant les frontières occidentales de l’URSS – Ukraine, Biélorussie,
États baltes5.
Comme pour l’ensemble des forces armées, les années 1990 furent une décennie noire
pour les forces aériennes russes. La restructuration des forces se limite pour l’essentiel à
des réductions d’effectifs massifs, et à la mise au rebut non moins massive d’aéronefs et
de systèmes de défense anti-aérienne obsolètes. Les responsables politiques ne prennent
pas grand soin d’un ensemble militaire et militaro-industriel démesuré, lui imputant
largement la responsabilité de l’effondrement du système soviétique (du fait de la part
majeure des ressources nationales que lui allouait ce système). Le nombre d’heures de
vol pour les pilotes chute brutalement (à une vingtaine d’heures en moyenne), en conséquence
de quoi les personnels capables de réaliser la gamme complète des missions
prévues dans les manuels d’entraînement au combat représentaient moins d’une dizaine
d’hommes dans certains régiments6. Manque de carburant, de rechange pour les aéronefs,
d’entraînement deviennent le quotidien des forces aériennes, qui constatent également la
démotivation de ses personnels, du fait de la perte de prestige du service militaire, de la
dégradation de la situation au niveau des soldes (l’État, exsangue, accumule les arriérés
vis-à-vis des militaires comme d’autres groupes sociaux dépendant des ressources budgétaires
étatiques) et des conditions de vie, notamment pour ce qui concerne le logement.
1 Stefan Büttner, « Russian Air Power – The Ultimate Guide to the Russian AF Today », Combat Aircraft, aoûtseptembre
2009, p. 36.
2 62 % des aéronefs, selon d’autres sources (« Les forces aériennes russes », Redstars, mars 2008).
3 « VVS Rossii ostaioutsia deesposobnoï siloï » [Les forces aériennes de la Russie demeurent une force
effective],
www.km.ru, 12 août 2010.
4 « Les forces aériennes russes », op. cit.
5 Stefan Büttner, « Russian Air Power – The Ultimate Guide to the Russian AF Today », op. cit., p. 36.
6 Ibid, p. 37.
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LE RENOUVEAU DE LA PUISSANCE AÉRIENNE RUSSE
RAPPORT FINAL
Après 1995, quand les avions dont la fabrication avait commencé avant la disparition de
l’URSS ont tous été livrés aux forces, les nouveaux matériels arrivent au comptegouttes
dans les unités : 1992 – 67 avions et dix hélicoptères ; 1993 – 48 et 18 ; 1994 –
17 et 19 ; 1995 – 17 hélicoptères ; 1996 : aucun nouvel appareil7. Si le premier conflit
en Tchétchénie (1994-1996), à l’instar de la guerre en Afghanistan, aura constitué une
expérience de combat dont les forces aériennes russes sauront tirer les leçons opérationnelles,
organisationnelles et tactiques (voir § 1.1), elle aura également drainé une grosse
portion des maigres ressources de l’armée en général, des VVS en particulier, qui en
conséquence ne parviennent plus à assurer la maintenance et l’achat de rechanges8.
La seconde guerre de Tchétchénie aura les mêmes effets, en suscitant un nouveau hiatus
dans la préparation générale au combat des forces aériennes9. La force aérienne n’est
pas gagnante dans les arbitrages budgétaires : en 1998, la part des VVS dans le budget
total de la Défense n’est que de 9 %10. En 2003, selon des sources militaires, au moins
40 % des bases aériennes russes nécessitaient des travaux majeurs pour pouvoir fonctionner
normalement11. Sur la période 1998-2001, le temps de vol moyen était de 50
heures pour un pilote de transport, 30 pour un pilote de bombardier, 20 pour un pilote
de chasse12.
Les années 2000, surtout à partir de leur seconde moitié, marquent un net renversement
de tendance. Dans le contexte de la remontée en puissance de la Russie voulue et
orchestrée (parfois mise en scène) par Vladimir Poutine, président de la Fédération de
Russie de 2000 à 2008, le pouvoir russe semble conférer un rôle particulier à la puissance
aérienne. En tout état de cause, celle-ci est à l’honneur. Les forces aériennes
s’illustrent fréquemment dans l’effort de démonstration par la Russie de la reconstitution
de sa capacité militaire et, partant, de la légitimité de sa revendication d’un rôle
plus en vue dans la vie internationale. De nombreux indices témoignent du renforcement du
« facteur aérien » dans les priorités gouvernementales, tant sur le plan politico-militaire
et stratégique que sur le plan industriel.
Les forces aériennes connaissent, à partir du début des années 2000, une amélioration de
leur situation qui correspond à l’embellie générale de celle des forces armées, permise
par les revenus élevés des exportations d’hydrocarbures et une stabilisation relative du
pays sur les plans politique et économique, donc d’une clarification des priorités de
l’État russe, qui identifie, sous Poutine, le renforcement des capacités militaires comme
un gage du respect des intérêts de la Russie sur la scène internationale par ses partenaires.
La reprise des patrouilles permanentes des bombardiers stratégiques en juillet
2007 (arrêtées après la disparition de l’Union soviétique) marque particulièrement les
esprits. Depuis lors, on croise les bombardiers russes au-dessus de tous les continents, dans
le Pacifique, l’Atlantique, l’Arctique, les chasseurs occidentaux les rencontrant près des
côtes européennes, canadiennes, américaines (et à proximité des bases américaines un
peu partout dans le monde). Des exercices plus ambitieux et plus réguliers sont de
nouveau organisés, dans lesquels les forces aériennes prennent toute leur part : + 35 %
7 Ibid, p. 37.
8 Mikhail Barabanov, « Kouda letit rossiïskaïa aviatsiia » [Vers où vole l’aviation russe], Vlast’, n° 33, 25 août 2008.
9 Ibid.
10 Ibid.
11 « Les forces aériennes russes », op. cit.
12 Ibid.
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LE RENOUVEAU DE LA PUISSANCE AÉRIENNE RUSSE
RAPPORT FINAL
entre 2006 et 2007 – avec 40 heures en moyenne pour l’aviation du front, voire jusqu’à
80 heures pour la 4ème et la 11ème armées VVS-PVO (Rostov-sur-le-Don, et Khabarovsk)13.
Certes à un rythme très modeste, les unités reçoivent quelques avions de combat neufs
et aéronefs modernisés ; de nouveaux systèmes anti-aériens sont mis en service.
Mais en mai 2006, celui qui était alors encore à la tête des VVS, le général Vladimir
Mikhaïlov (2002-2007), déplorait le contraste entre le volume de missions attendues des
forces aériennes par les autorités et les capacités mises à leur disposition pour les
réaliser pleinement14. Des accidents aériens surviennent toujours, certes moins nombreux
que dans la décennie précédente, qui doivent autant aux lacunes dans le domaine de
l’entraînement qu’aux problèmes des matériels. Et l’analyse de certains événements
récents suggère également une image au moins nuancée. Le conflit récent en Géorgie
(voir § 1.2), s’il s’est soldé par un succès pour la Russie, apporte des enseignements
particulièrement mitigés concernant les performances des forces aériennes. Les VVS ont
certes eu, dans ce conflit, une grande visibilité (notamment de par les campagnes de bombardement
intensives opérées contre des infrastructures et des sites militaires géorgiens15).
Mais cette visibilité ne s’est pas réalisée seulement à leur avantage. L’un des principaux
problèmes rencontrés par l’armée russe dans la « guerre des cinq jours » a en effet porté
sur les défaillances du soutien aérien, les déficiences en matière d’armes de précision et
sur l’impréparation manifeste des forces aériennes à la conduite d’opérations de neutralisation
des systèmes de défense aérienne de l’adversaire.
Le gouvernement russe a également marqué une volonté indéfectible de soutenir, si ce
n’est de sauver, pour le secteur commercial, le secteur aéronautique. On a assisté, ces
dernières années, au retour en force de la puissance étatique dans le secteur via une
politique industrielle assez directive, mais aussi une recherche active de partenariats
industriels – même si pour l’heure, Moscou reste assez peu ouverte à la perspective de
prises de participation d’acteurs étrangers dans le secteur aéronautique national.
Cependant, les mesures prises depuis le début des années 2000 pour redynamiser le
secteur, conjuguées à un accroissement notable du budget d’acquisitions de la Défense
russe, n’ont pas suffi, à ce jour, à redresser sensiblement la situation – même si certaines
évolutions (premier vol du chasseur de 5ème génération, progrès du Russian Regional Jet
ou de l’avion de transport moyen développé avec l’Inde, etc.) constituent en soi de
bonnes nouvelles pour le secteur aéronautique russe (voir Partie 4).
Ces images contrastées invitent à dresser un état des lieux aussi précis que possible de la
réalité et des moyens de la puissance aérienne tant sur le plan militaire (état des forces,
aspects organisationnels et doctrinaux…) que sur le plan industriel (évolution du processus
de concentration dans le secteur, partenariats industriels, développement de
l’aéronautique civile, etc.), et à s’interroger, dans une approche prospective, sur les
limites et les implications du renouveau de la puissance aérienne russe.
13 Mikhail Barabanov, « Kouda letit rossiïskaïa aviatsiia » [Vers où vole l’aviation russe], op. cit.
14 Mikhail Rastopchine, « Imitatsiia protsessa po sozdaniiou oroujiia novogo oblika » [Feindre un processus de
création d’armements de nouvelle nature], Nezavisimoe Voennoe Obozrenie, 23 octobre 2009.
15 Voir « Air Power in Russia’s Georgian Campaign August 2008 », Pathfinder, Air Power Development Centre
Bulletin, n° 99, 2008 ; sur les moyens russes engagés et les destructions côté géorgien, voir Hervé Prévost, « La
puissance aérienne russe à l’épreuve du conflit », Centre d’études stratégiques aérospatiales, non daté
(
www.cesa.air.defense.gouv.fr).
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LE RENOUVEAU DE LA PUISSANCE AÉRIENNE RUSSE
RAPPORT FINAL
A cet égard, plusieurs questions clefs ont orienté les travaux :
Æ Quel est le rôle assigné aux forces aériennes dans la promotion des ambitions
diplomatiques et dans la protection des intérêts économiques de la Russie ?
Comment se matérialise-t-il ?
Æ Quel est le rôle dévolu aux forces aériennes dans la « nouvelle » politique de
défense russe (cf. le nouveau mouvement de réforme des armées engagé en
octobre 2008 ; le contexte doctrinal renouvelé…) ?
Æ Dans quelle mesure l’expérience nationale et internationale est-elle prise en compte
dans la détermination de la doctrine d’emploi et de la structure de la force
aérienne ? Quelle est, par ailleurs, l’aptitude des forces aériennes à agir dans des
formats interarmées, y compris internationaux ?
Æ Quels sont les axes poursuivis en matière de modernisation des équipements et
matériels des VVS et les perspectives de leur matérialisation ?
Æ Quel est l’état des lieux de la réorganisation du secteur aéronautique, dans ses
volets civil et militaire ?
Æ Quelles perspectives sont susceptibles de se dessiner pour les coopérations internationales
(partenariats industriels, politique d’investissement…) dans l’aéronautique
civile et militaire, avec les pays occidentaux mais aussi les États de
« l’étranger proche » et d’autres acteurs clefs parmi les puissances émergentes ?
La réalisation de cette étude a rencontré un certain nombre de difficultés méthodologiques.
L’information disponible demeure aléatoire et disparate sur un sujet qui mobilise
beaucoup d’enjeux par rapport au projet de puissance que poursuit le Kremlin sur la
scène interne et internationale depuis l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine. Ainsi,
beaucoup d’experts russes à la fibre patriotique tendent à surévaluer les progrès réalisés
dans le domaine aérien et aéronautique ; tandis que les plus sceptiques sur la politique
menée par le Kremlin se situent dans une posture systématiquement négative. Cette
polarisation doit aussi beaucoup au processus de réforme en cours au sein des forces
armées depuis octobre 2008. Ainsi qu’on a pu le constater sur place à Moscou (juin
2010), pareil contexte n’est pas propice à la conduite d’entretiens, en particulier sur
l’évolution structurelle des forces, ne serait-ce que parce que, dans les milieux militaires,
les interlocuteurs possibles sont dans l’incertitude quant à leur sort futur (cf. le contexte
de coupes sombres dans le corps des officiers mais aussi de redéploiements de forces
sur l’ensemble du territoire de la Russie, dans un cadre où la réforme est menée de manière
rigide, du sommet vers le bas, sans grand souci de concertation et sans travail d’explication16).
D’une façon générale, la réforme en cours est extrêmement controversée, du fait
de son caractère radical sans précédent (en outre dans un contexte budgétaire contraint).
Cela brouille l’analyse, les uns étant enclins à en faire une lecture largement positive, les
autres à en décrire principalement les conséquences inévitablement dommageables pour les
capacités opérationnelles de l’armée russe. Les avis contradictoires du commandant en
chef des forces aériennes (depuis mai 2007), le général Zeline, passant d’une déclaration
extrêmement optimiste sur l’état des forces et de leur équipement à des propos plus qu’alarmistes
sur leur capacité à répondre aux exigences opérationnelles du jour, ne contribuent
guère à clarifier la situation. Les praticiens étrangers et les spécialistes rencontrés à
Moscou ont confirmé, plus ou moins implicitement, buter sur ce même obstacle.
16 Entretiens à Moscou, juin 2010.
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LE RENOUVEAU DE LA PUISSANCE AÉRIENNE RUSSE
RAPPORT FINAL
L’équipe de recherche remercie tout particulièrement le Capitaine Anne de Luca, du
CESA, pour son accompagnement scientifique très efficace et dynamique, ainsi que
Yannick Jamot, Lcl (air), Attaché de l’air français à Moscou 2005-2008, pour sa lecture
attentive et ses commentaires et conseils avisés.